Il est des chiffres économiques qui informent sur l’état de la société, d’aucuns diraient le sens de la vie dans cette société. En voici un exemple: le taux de chômage des diplômés du supérieur en Tunisie s’établit à 28,8% au premier trimestre 2019 [1]. Ce chômage touche davantage les femmes que les hommes (38.3% et 16.5% respectivement), et plus encore les régions intérieures que les côtes, les femmes mariées que les célibataires, les jeunes que les moins jeunes. On peut estimer, toutes choses égales par ailleurs, que si vous avez le malheur d’être né femme, puis d’avoir été éduquée, mariée, mère, vivant à l’intérieur du pays, alors vous appartenez à une catégorie où le chômage sévit à hauteur de 70%, ce qui veut dire que c’en est très probablement fini pour vous de la possibilité de vivre dignement de votre travail, c’est- à- dire à hauteur de votre contribution à la société.
Quel est donc le sens d’une société où l’on a plus de chance de se retrouver au chômage, de devenir «inutile» à mesure que l’on fait plus d’études ? Aucun ! Ceci est la plus abjecte des contradictions et des injustices. On peut bien entendu évoquer la qualité de l’enseignement et les indices plus ou moins objectifs de l’employabilité des formations. Ceci est important. Mais ce serait néanmoins passer à côté de l’essentiel que de s’y limiter. Car les médecins aussi bien que les ingénieurs, jeunes et moins jeunes, parfois établis depuis des années, lèvent l’ancre : une immigration «légale» qui siphonne le pays et le prive de sa jeunesse : et qui s’ajoute à l’immigration non réglementaire et aux drames quasi-quotidiens qui en découlent : en 2017 et 2018, plus de 6.000 Tunisiennes et Tunisiens ont atteint les côtes italiennes. Entre 2011 et 2017, soit en l’espace de sept ans, 1.500 Tunisiennes et Tunisiens, mille cinq cents âmes, en ont péri en mer [2], ayant jugé qu’ici une vie, un tant soit peu digne, n’était plus possible.
Non ! Les 28,8% de chômage des diplômés et les 1.500 Tunisiens disparus en mer ne sont pas et ne doivent jamais être des indicateurs économiques anodins et banals. Ces chiffres informent sur la société dans laquelle nous vivons, sur son échelle de valeurs, et sur ce qui devait être commun à nous et qui ne l’est plus. Il est question plus précisément du contrat tacite, d’aucuns diraient du contrat social, qui nous lie sur cette terre dans laquelle nous avons choisi de nous constituer en une nation, c’est- à- dire en quelque chose d’un peu plus ambitieux qu’un simple territoire peuplé d’individus avec un marché de biens, de services et de main-d’œuvre, régulé de surcroît par la loi du moins-disant.
La Tunisie de 2019 est un pays qui devient sans espoir pour ses enfants. Un pays où l’école publique ne fonctionne plus, où les dépenses de soins sont supportées à hauteur de 40% par le patient. Un pays qui accumule les déficits budgétaires, commerciaux, énergétiques. Un pays où la culture est réduite au spectacle, le savoir dévalorisé : où la sécurité alimentaire, énergétique et hydrique sont menacées à long terme. Un bateau ivre, voilà pourquoi les Tunisiens quittent la Tunisie.
Il est bien évident que le rôle d’un politique n’est pas seulement de faire l’inventaire de ce qui ne va pas, et encore moins d’instrumentaliser les peurs et les frustrations de cet état de fait, aberrant. Son rôle est—au contraire—d’esquisser les contours d’une solution. Bien plus, un politique a l’impératif d’insuffler l’espoir précisément dans les situations les plus critiques, ce temps de la bataille où, paradoxalement, tout semble mal engagé, perdu.
Depuis 2011, le consensus politique, nécessaire le temps de la Constituante, a par la suite camouflé parfois le manque de courage ; souvent le défaut de vision pour rompre avec l’économie de rente et l’économie au contenu beaucoup trop faible en valeur ajoutée [3] en comparaison au potentiel, pourtant élevé, de ses habitants, éduqués. Là où il fallait une grande révolution économique et sociale, on s’est contenté de mesurettes et de day-to-day, on a paré à des catastrophes de plus en plus fréquentes. De réformes, il n’a été question que d’intentions insuffisantes et partielles : plus de gouvernance, plus de digitalisation, mieux capter les flux d’IDE et de touristes par l’incitation fiscale et le dumping social, plus d’encouragement au petit entrepreneuriat, certes utile mais qui n’est en rien à la hauteur nos véritables enjeux au XXIe siècle.
Notre situation est donc aujourd’hui, logiquement, critique. Pourtant, elle n’est ni catastrophique, ni ingérable. Et parce que l’économie est avant tout une «science morale» [4], une politique économique juste en Tunisie, en 2019, ne doit plus consister uniquement à gérer les affaires courantes, à combler le déficit entre recettes et emplois ou à réguler le business cycle. Elle doit consister à donner, enfin, un cap, un telos substantiel ; à savoir la Tunisie que nous voulons : une république de citoyens dignes, une société juste et solidaire, un pays actif dans la marche du monde et qui rayonne par sa culture, son savoir, qui œuvre pour la paix et la dignité dans le monde. Il est question, en définitive, de replacer le citoyen comme objet essentiel de politique économique et non plus comme son instrument ; de repenser dès lors la politique économique sous le prisme du développement.
Cette ambition commune est à la fois légitime, souhaitable et possible… à la seule condition de saisir le caractère historique du moment que nous traversons aujourd’hui et d’abandonner les sentiers battus. Le moment est certes critique mais l’opportunité bien réelle. D’abord un moment critique car il s’agit d’une dernière chance avant, qu’à Dieu ne plaise, d’être emporté par la tempête de la déliquescence à vue d’œil de notre société et des déséquilibres macro-économique annonciateurs d’une mise sous tutelle sous une forme ou une autre. Ensuite, une opportunité réelle, car la «rupture» puise une légitimité forte dans les résultats de l’élection (surtout présidentielle) qui ont sonné comme un plébiscite contre le statu quo et en faveur d’un changement radical visant à faire porter le réel à la hauteur du potentiel.
Rompre le statu quo. Trancher en faveur de choix économiques clairs, cohérents et ambitieux. Consolider une vision d’ensemble qui coupe avec une approche sectorielle étriquée et désuète. Ne pas céder aux sirènes de l’apocalypse et de l’austérité rendue «comptablement» nécessaire, tout en faisant montre de pragmatisme et de rigueur dans la gestion des grands équilibres macro-financiers. Tels sont les impératifs qui incombent au prochain gouvernement au moment d’engager un tournant majeur et décisif de notre histoire, celui de la révolution économique et qui doit compléter la révolution, déjà engagée, des institutions politiques. De tels choix impliquent une coalition serrée et solidaire autour d’un plan de route et des objectifs clairs, spécifiques et assumés. Une dilution des responsabilités à travers une coalition large de partis sera, à n’en point douter, une garantie de surplace, donc d’échec.
Plus précisément, les objectifs sont au nombre de 4
Transformer notre économie afin de lui inclure davantage de valeur ajoutée digne de nos ambitions et de notre potentiel, et seule capable de résorber le chômage de la main-d’œuvre qualifiée. Et, avec un capitalisme de type familier fondamentalement averse au risque, c’est à l’Etat, une fois réformé, d’assumer cette transformation via un vaste plan quinquennal d’investissement public dans des secteurs porteurs, biotechnologies, énergies renouvelables, agriculture durable, finance. On peut estimer qu’une enveloppe de 10 mds de dinars devra être trouvée: premièrement via des économies budgétaires (maîtrise des dépenses de fonctionnement à hauteur de 1 mds, économies et refonte du régime de subvention pour 1 mds, remise sur pied des entreprises et des banques publiques qui doivent dégager 3 mds par an pour l’Etat), deuxièmement—surtout—via une hausse des recettes par une fiscalité plus juste et plus efficace et une base d’imposition élargie au secteur informel par un Etat fort (car juste), ce qui devrait ramener environ 5 mds de recettes supplémentaires.
C’est une politique budgétaire expansionniste, oui, dans un contexte de finances publiques délicat. Cela peut paraître inadéquat à première vue. En réalité, il n’y a pas de choix : notre problème n’est pas conjoncturel et cyclique, il est structurel et appelle donc inévitablement une réponse d’ordre structurel. Contrario, l’austérité ne pourra pas résoudre les déséquilibres conjoncturels (effet revenu) et encore moins, en hypothéquant la possibilité des réformes, apporter ce point ou deux de croissance potentielle supplémentaire qui nous manquent.
La tâche sera délicate. Concilier une relance budgétaire nécessaire d’un côté et une maîtrise des finances publiques et des engagements financiers pris vis-a-à-vis de nos créanciers de l’autre côté, voilà la nature de l’équilibre qu’il faudra trouver et promouvoir. Un équilibre qui peut certes paraître paradoxal en temps normal. Mais rappelons-nous (et rappelons-le partout !), nous sommes à un tournant, c’est-à-dire au cœur d’une situation d’exception. Comptablement, c’est également un équilibre possible si un plan de consolidation des recettes est engagé avec rigueur, abnégation et équité. L’objectif, comme précisé plus haut, est de dégager 10 mds de dinars dont une partie servira, aussi, à diminuer l’endettement. L’objectif devra être de retourner très rapidement à un solde primaire excédentaire. Pour le reste (1), des mesures hétérodoxes (un protectionnisme ciblé et provisoire) permettront de réduire le déficit commercial et de ce fait de renforcer le dinar et diminuer, mécaniquement, le coût et le poids de la dette (2), une mobilisation de l’épargne nationale, des mesures favorisant la bancarisation et l’inclusion de l’économie informelle permettront de réduire le poids le financement extérieur de la dette publique.
Remettre en place un contrat social républicain dans lequel prime la justice entre citoyens égaux en droits et en devoirs et les valeurs de solidarité, de dignité et de respect. Cela passe là aussi par un investissement massif dans les services publics :établissements scolaires et hospitaliers, ainsi que dans un réseau de transport public digne, capable entre autres choses de réduire notre déficit énergétique, de désenclaver des régions et des quartiers et de répondre aux enjeux environnementaux. Cela nécessite également une réforme de l’administration au niveau de ses pratiques, de son personnel et de son modus operandi, en particulier pour ce qui est du pouvoir local, des prérogatives et des moyens qui lui sont alloués. Une refonte aussi de l’appareil judiciaire, du corpus juridique de notre politique culturelle, de l’enseignement et de la recherche scientifique.
Donner un sens nouveau au rôle de la Tunisie dans le monde. Une Tunisie qui affirme son ancrage local par la relance de l’UMA, par son implication active dans la résolution du conflit libyen, par un soft power régional et dans le monde, grâce à sa culture et son art et sa science et préalable sine qua non de toute diplomatie d’ordre économique et commercial.
Cinq ans c’est peu et c’est beaucoup à la fois. On peut citer tant d’exemples où des peuples ont pu déplacer des montagnes et forcer le destin à un moment difficile et crucial de leur histoire, grâce à la seule force de leur volonté : De la France de 1799, tout juste sortie de la terreur, du Japon du XIXe siècle, de l’Allemagne de l’après-guerre, jusqu’à la Chine maoïste. Plus près de nous, en 1959, la jeune république tunisienne a dû traverser aussi une période de disette économique. Mais en à peine quelques années, grâce à la volonté farouche de quelques-uns, dont Ahmed Ben Salah et Hedi Nouira, et à l’adhésion populaire à une vision ambitieuse et juste, les premières pierres de l’Etat fraîchement indépendant ont été posées et l’espoir a pu renaître.
C’est dire à quel point le redressement de notre pays est encore possible et l’espoir fondé. Cinq ans, ça commence maintenant. Le salut, aujourd’hui, ne tient qu’à une chose: notre audace !
[2]-Sources, Forum Tunisien pour les Droits Économiques et Sociaux [2017] et [2018], Rapport annuel sur l’immigration non réglementaire depuis la Tunisie
[3]-Voir le rapport de la Banque mondiale, «La révolution inachevée» paru en mai 2014 où l’on peut lire : «Entre 1990 et 2010, l’accumulation de capital et de travail ont contribué en moyenne à 36 % et 35% à la croissance, respectivement. Seuls les 28% restants de croissance peuvent être attribués en moyenne aux améliorations de la Productivité Totale des Facteurs (PTF). Ceci correspond à un taux de croissance annuel moyen de la PTF d’environ 1.3%, ce qui est faible en comparaison aux pays à croissance rapide». Ceci est dû principalement à la composition sectorielle de l’économie tunisienne, principalement tournée vers des activités à faible valeur ajoutée.
[4] -Amartya Sen, [2004] l’économie est une science morale, La Découverte
Par Heithem GANOUNI
Statisticien économiste